CHAPITRE IX
GOFKIT SHAMLOE
Une palissade entourait le village, faite à la main avec des troncs d’arbres grossièrement équarris. De petits groupes de personnes travaillaient dans les champs. Il y avait des fleurs, autant qu’avant. Mais Kaufman s’aperçut qu’il ne pouvait pas dire en quoi le village avait changé depuis qu’il avait emporté l’artefact, et en quoi il était le même. Il n’avait pas séjourné dans un village durant son bref séjour sur Monde. Tout ce qu’il avait vu, c’était le somptueux enclos du négociant Hadjil Voratur, la plaine herbue où la navette avait atterri, et les Monts Neury où était enterré l’artefact.
Mais il pouvait dire aisément en quoi Ann Sikorski avait changé.
Il se souvenait d’elle comme d’une femme gentille, pas de taille à lutter contre sa décision d’enlever l’artefact à Monde quoiqu’il puisse arriver aux autochtones. C’était alors une intellectuelle, une xénobiologiste de haut niveau, mince, aux longs cheveux blonds qui parlait d’une voix douce. Celle qui vint à sa rencontre à grands pas, avec une hostilité manifeste, était musclée, robuste, visiblement une cultivatrice. Son visage était bronzé par le soleil et ses cheveux coupés très courts. « Lyle.
— Bonjour, Ann.
— Alors, vous êtes revenu. Où est Marbet ?
— Elle arrive avec Dieter. Ils seront là dans une minute. Ann, vous avez l’air en forme. Nous avions peur…
— Que je sois morte ? J’ai failli, plus d’une fois. Mais la société survit, Lyle, en dépit de vous. Nous survivons.
— Pek Kaufman ! » cria une Mondienne.
Il la reconnut – l’interprète de Voratur, la femme avec laquelle Ann avait lié amitié. Enli Pek quelque chose. Elle était bien plus grande et forte que la plupart de ces extraterrestres, et empotée. Elle vint à sa rencontre, souriante, un petit enfant dans les bras. En cours de route, elle cueillit une fleur jaune à un buisson et la lui offrit. « Que votre jardin fleurisse à jamais ! »
Il se souvint des paroles rituelles, la seule chose qu’il avait appris de leur langue. « Que vos fleurs réjouissent vos ancêtres. »
Ann dit, d’un ton caustique, en anglais : « Vous êtes censé lui offrir une fleur de visiteur.
— Je suis surpris que tous ces rituels aient persisté.
— N’y voyez pas la preuve que vous n’avez causé aucun grave dommage, Lyle. Tout a changé. C’est seulement que les Mondiens se raccrochent à toutes les anciennes formules liées à la fleur, parce que, maintenant, c’est la seule réalité partagée qui leur reste. »
Enli comprenait l’anglais, Kaufman le savait. Ann lui passait un savon devant une autochtone. Elle n’avait vraiment pas changé.
Le vélomoteur de Dieter arrivait en rugissant. Ann, Marbet et Enli s’étreignirent et bavardèrent en mondien. Laissé à l’écart, Kaufman examina le village.
De basses maisons rondes – les Mondiens trouvaient fort laides les lignes droites – en bois, aux toits de chaume, rassemblées autour des feux collectifs. Monde avait un sol fertile, des ressources abondantes, un climat tempéré, dépourvu de saisons. Les maisons étaient peintes en rouge foncé ou en violet, couleurs visiblement favorites, avec de hautes fenêtres cintrées. Partout, des plates-bandes abondaient de somptueuses couleurs, faisant paraître le village infiniment plus riche qu’il ne l’était vraiment. La palissade encerclait trois côtés ; le quatrième descendait en pente jusqu’à une rivière. Un système complexe de poulies et de seaux apportait l’eau en haut de la colline.
Des autochtones commencèrent à sortir des maisons, en majorité des vieillards ou de très jeunes enfants, ces derniers surveillés par les premiers. Le reste des habitants devaient travailler dans les champs. Ceux que Kaufman pouvait voir semblaient en bonne santé, bien nourris, vêtus de simples tuniques faites d’une étoffe grossièrement filée (que portaient-ils avant ? Il ne s’en souvenait pas.)
Enli dit en anglais : « Pek Kaufman et Pek Grant, venez chez moi boire du…», elle hésita, le mot n’existait probablement pas en anglais, « boire quelque chose.
— Merci », répondit Kaufman.
Magdalena lui glissa à l’oreille : « Une demi-heure, colonel. Ensuite, il faut que je vous parle, à vous et à Marbet Grant. Des vies sont en jeu. »
Il ne répondit pas. Elle marcha vers une autre cabane et Kaufman, Marbet, Ann, Dieter et Enli entrèrent dans la maison de cette dernière, qui ne comportait qu’une seule grande pièce. Il n’y avait pas de vitre aux quatre fenêtres et l’air y circulait librement. Des couvertures, des coussins et de petites tables basses la meublaient.
Deux des couvertures soigneusement pliées étaient tissées dans une riche étoffe brodée qui semblait usée ; les autres étaient neuves, grossièrement tissées à la main. Les coussins et le bois des tables étaient également de deux sortes.
Ann le regarda. « Avant et après, Lyle. Les gens, qui doivent s’occuper de leur défense et cultiver la terre pour leur subsistance n’ont ni le temps ni une division du travail suffisants pour se consacrer au confort, encore moins à l’art.
— Ann, ça suffit, dit Marbet.
— Pas encore. Vous n’avez pas vu le cimetière.
— Du jus de baies ? » dit Enli d’une voix forte. En entrant dans la maison, elle avait inventé un mot en anglais.
C’était mieux qu’un simple jus de fruits, pensa Kaufman. Un mélange de différents goûts, très parfumés. Le « pain » que Enli leur offrit était aussi délicieux.
Gruber dit quelque chose en mondien à Enli et tendit un morceau de pain à son enfant. Visiblement, Ann et Dieter étaient acceptés ici, bienvenus même. Non, plus que cela – ils faisaient partie de cette communauté extraterrestre.
« Enli, dit Kaufman en anglais, je viens de la Terre pour voir comment Monde vit sans réalité partagée. Pouvez-vous me l’expliquer ? »
Elle se retourna sur son coussin pour le regarder. Ses crêtes crâniennes se plissèrent, mais Kaufman n’avait pas été suffisamment exposé aux Mondiens pour savoir quelle émotion cela exprimait. Les yeux d’Enli, noirs et doux comme la cendre, fixèrent fermement les siens.
« Nous ne partageons plus la réalité, dit-elle lentement en anglais, aussi nous créons nos propres réalités. Certains endroits, comme Gofkit Shamloe, créent de bonnes réalités entre les gens. Pas chez tout le monde, mais la plupart. Nous parlons, et nous travaillons et nous faisons la classe à nos enfants, et nous honorons nos ancêtres qui sont dans le monde des esprits. C’est parfois difficile de regarder quelqu’un et de se dire : À quoi pense-t-il ? C’est très étrange.
— Continuez, dit Kaufman lorsqu’elle se tut.
— D’autres endroits créent une mauvaise réalité. Ils volent, ce qui passe encore, mais ils tuent les propriétaires pour les voler. » Ses crêtes crâniennes se tordirent. « Parfois, ils se contentent de tuer. Ils pensent… ils pensent que peut-être ils devraient être de riches commerçants, ou… je ne sais pas ce qu’ils pensent. C’est difficile. J’apprends à Confit – elle montra l’enfant – à ne pas faire de mal aux gens. Mais si des tueurs venaient, il serait forcé de leur faire du mal. C’est difficile. »
Ce discours sembla avoir épuisé et troublé Enli. Elle prit le bébé, qui se tortilla pour qu’elle le recouche, puis se mit à geindre.
« Nous avons établi des relations commerciales avec deux villages proches, dit Ann. Non parce que quelqu’un a quelque chose à échanger, mais parce que cela crée une alliance. Cela maintient le contact. Ainsi qu’un grand réservoir de gènes et une défense potentiellement plus forte contre des endroits comme l’enclos des Voratur, qui maintient des serfs en esclavage. Ils amassent une armée pour étendre leur pouvoir. »
Marbet dit alors, pour ménager Kaufman : « Voulez-vous savoir ce qui arrive dans le système solaire ? Vous n’avez pas eu de nouvelles pendant combien, deux ou trois ans ?
— Ja, répondit Gruber avec enthousiasme. Où en est la guerre ? Et l’artefact ? Et qu’en est-il de l’enlèvement de Thomas ? »
Marbet se mit à leur parler de Stefanak, de Vivre Maintenant, des Faucheurs, de l’Artefact Protecteur, de Capelo. Enli s’occupait de son enfant. Kaufman se leva et sortit, trop perturbé pour rester tranquille.
C’était une erreur. Magdalena l’attendait. Une fois de plus, il regarda ses yeux brillants, son visage vieillissant, son corps toujours affriolant, et sentit son bas-ventre réagir involontairement, mais indubitablement. Cette fois, cela ne poussa pas Magdalena à se moquer de lui. Elle avait d’autres choses en tête. « Venez avec moi, Lyle. Il y a quelque chose que vous devez entendre. »
Comme il ne répondait pas, elle lui prit la main. Il se libéra d’une secousse, mais la suivit dans une autre maison, quasiment identique, de l’extérieur, à celle d’Enli. Mais pas à l’intérieur, il y avait un lit et d’autres meubles terriens. Elle avait un vaisseau quelque part. La jeune Essa assise, jambes croisées, sur un coussin, polissait un bol. Elle lui sourit.
« Écoutez », dit Magdalena, et elle alluma un cube de données.
« Ça d’vrait pas êt’ là. » La voix de Laslo, très ivre.
« Qu’est-ce qui ne devrait pas être là ? » Un autre jeune homme, l’air un peu moins ivre. « C’est juste un astéroïde.
— I’ n’est pas censé êt’ là. Passe-moi un aut’ verre.
— Il n’y en a plus. Tu as bu le dernier, espèce de porc.
— Plus d’champagne ? Autant rentrer à la maison.
— Juste un astéroïde. Non… deux astéroïdes.
— Deux ! » s’exclama Laslo avec une jubilation qui ne rimait à rien.
« D’où viennent-ils ? Ils ne sont pas censés être là. Pas d’après l’ordinateur.
— C’est pas un problème. La gravité. Fout la pagaïe. Jupiter.
— Tirons-leur dessus !
— Ouais ! » cria Laslo, et il hoqueta.
« Quelle sorte d’armes tu as sur ce truc ? Pas de canon, probablement Un putain d’avion pour le plaisir d’un gosse de riche.
— Y en a… j’y ai fait met’ des canons. Papa l’sait pas. C’est illégal.
— Tu es un bonus, Laslo.
— Putain, c’est vrai. Maman l’sait pas non plus. Les canons.
— Tu en es sûr ? Il n’y a pas beaucoup de choses que ta célébrité de mère ne sait pas. Ou ne fait pas. Bon dieu, ce corps qu’elle a, je l’ai vue dans un vieux…
— Ta gueule, Conner, dit Laslo avec violence. Ordinateur, active… peux plus me rappeler le mot…
— Active les armes. Bon dieu, Laslo. C’est TOI qui dois le dire. Le signal vocal.
— Active les armes !
— Hé, un message qui vient de l’astéroïde ! Y a des gens ! Peut-être qu’il y a des filles. »
« Vous approchez d’une zone strictement interdite, dit une voix enregistrée. Quittez immédiatement cette zone. »
« Putain de serpents, dit Conner. Descends-les !
— Je…
— Putain de trouillard ! »
« CECI EST NOTRE DERNIER AVERTISSEMENT ! VOUS AVEZ ENVAHI UNE ZONE STRICTEMENT INTERDITE ET TRÈS DANGEREUSE. PARTEZ IMMÉDIATEMENT OU NOUS FAISONS FEU SUR VOTRE APPAREIL ! »
Alors, une quatrième voix, parlant rapidement, dit : « Appareil inconnu… SOS… Au secours ! Je suis retenu prisonnier ici – c’est Thomas Capelo – »
Une plainte stridente, très brève.
« Tom ! s’écria Kaufman.
— Alors, c’est bien le professeur Capelo ? Vous reconnaissez sa voix ?
— Oui. Mais je ne comprends pas comment… où et quand cela a-t-il été enregistré ?
— Le trois juillet, dans la Ceinture, dit Magdalena. J’ai vérifié la localisation. Maintenant, il n’y a plus rien là, et cet enregistreur avait une portée de moins de cent kilomètres. Il a indiqué que les deux voix venaient de deux endroits séparés. Mais après cela, les capteurs ont éteint l’appareil d’enregistrement. »
L’esprit de Kaufman bouillonnait. Tom avait été emprisonné dans la Ceinture, probablement dans un astéroïde creux, et d’après l’avertissement et le tir immédiat, quelque chose d’important se trouvait là, quelque part, avec lui. L’Artefact Protecteur ? Planqué là avec un maximum de défenses, et Tom caché tout près, en train de… de faire quoi ? De travailler dessus ? Peut-être, mais seulement si l’on a le genre d’esprit qui ne comprend pas que la physique expérimentale et la physique théorique, ce n’est pas la même chose. Capelo pratiquait cette dernière. Et que les théoriciens n’avaient pas besoin d’être en présence des phénomènes qu’ils pouvaient expliquer en inventant des équations. Kaufman pouvait aisément imaginer que des officiers de l’armée ne comprenaient rien à cela. On avait envoyé Tom sur Monde pour expliquer l’artefact, et il l’avait fait. Que voulaient-ils qu’il fasse maintenant ?
Et Magdalena disait que ni Tom ni l’artefact n’étaient plus là maintenant. On les avait déplacés. Elle avait dit aussi…
« Que voulez-vous dire par : “Après cela, les capteurs ont éteint l’appareil d’enregistrement” ?
— Laslo faisait ce qu’il fait toujours », dit Magdalena en repoussant de son visage une mèche de cheveux noirs. Vêtue de ce pantalon bleu marine et de cette tunique brodée de fils d’argent, elle semblait déplacée dans la cabane des autochtones. « Laslo veut agir sans tenir compte de mes conseils, mais il en est incapable. Aussi, périodiquement, il joue à des jeux idiots, disparaissant pendant des semaines ou des mois. Mon fils est très immature pour son âge, je le crains. Pourtant, je ne pense pas qu’il ait prévu que ce vol se terminerait ainsi, qu’ils seraient emprisonnés, son ami et lui, avec le grand professeur Capelo. »
Kaufman la regarda fixement. Oui, elle le croyait. Mais il avait entendu l’avertissement, le gémissement caractéristique de l’arme… Le vaisseau de Laslo avait été vaporisé.
« Avez-vous quelque chose d’autre qui indique que Laslo est encore vivant ? demanda-t-il avec précaution.
— Bien sûr qu’il est toujours vivant. Vous ne croyez tout de même pas que Stefanak va tuer Thomas Capelo, le sauveur du système solaire ?
— Non, mais…
— Là où est Capelo, Laslo s’y trouve aussi », dit Magdalena.
Kaufman regarda au fond de ces yeux bleus, plus bleus que des saphirs, et y lut une conviction absolue. Elle croyait que son fils était vivant, et avec Capelo. Il fallait bien qu’elle le croie ; rien d’autre n’était supportable. Kaufman regardait l’aveuglement d’une personne assez forte pour élever celui-ci jusqu’à la folie.
« Vos contacts ne peuvent pas obtenir une indication de l’endroit où le professeur Capelo a été emmené ?
— Non. Et croyez-moi, j’ai essayé. La sécurité est plus serrée qu’un cul de vierge. Ma seule piste, c’était Amanda Capelo. Elle n’a pas été enlevée avec son père, aussi a-t-elle peut-être vu quelque chose qui m’apporterait un indice. Elle peut ne pas l’avoir pris pour un indice, mais moi je le pourrais.
— Et vous êtes venue fort loin, jusqu’à Monde, chercher vous-même Amanda pour obtenir cette légère preuve », dit-il, toujours avec prudence.
Elle sourit. « Vous avez raison. J’aurais dû envoyer quelqu’un, sauf que l’on m’a avertie.
— Avertie de quoi ?
— Alors, vous ne savez pas. Vous aviez déjà emprunté le tunnel. Mais il y a eu une révolution. Stefanak a déclaré la loi martiale et les forces anti-Stefanak ont tenté de le renverser. »
Le ventre de Kaufman se serra. « Tenté ? Ont-ils réussi ? »
Magdalena haussa les épaules. « Je l’ignore. On m’a avertie. Un ami m’a envoyé un mot. “Quittez le système solaire. Pierce a décidé de prendre le contrôle le dix-huit. La Marine passera à l’attaque.” Je suis partie. »
Pierce. L’amiral en chef de la Marine de la Défense de l’Alliance solaire, un rival acharné de Stefanak. Et si Magdalena avait les relations qu’on lui attribuait, elle avait raison de s’en aller. Pierce l’aurait aussitôt fait tuer. Le vaste empire mystérieux, quasi politique, de cette femme soutenait Stefanak.
« Un vaisseau va m’apporter des nouvelles. Il doit arriver par ce tunnel dans quelques jours. En attendant, ce trou perdu, pourri, est un endroit aussi bon qu’un autre où se cacher jusqu’à ce que la question soit tranchée. »
« Jusqu’à ce que la question soit tranchée » – elle parlait du contrôle politique et militaire de tout le système solaire comme si l’identité du gagnant importait peu. Peut-être pour elle. Son seul souci, c’était son fils. Kaufman trouvait grotesque, perturbante, une ténacité aussi hors de propos.
« Et si Pierce l’emporte ? Vous avez l’intention de vous cacher définitivement sur Monde ? »
Elle lui sourit. « Bien sûr que non. Mais vous devriez savoir que dans les jours qui suivent un coup d’État, toutes sortes de gens disparaissent. “Les pertes des échauffourées”. J’ai beaucoup d’ennemis. Si Pierce gagne, il devra restaurer au moins un semblant d’ordre, et alors il sera bien plus difficile de me tuer sans provoquer un considérable mouvement d’opinion. Peu importe qui l’emportera, je reviendrai. Votre petite planète primitive n’est qu’un bon abri temporaire. Et bien sûr, j’espérais qu’Amanda Capelo serait avec vous. C’était possible, vous savez. Mais vous n’avez aucune nouvelle d’elle ?
— Non. » Kaufman avait été soldat sous les ordres du général Sullivan Stefanak, le commandant suprême du Conseil de la Défense de l’Alliance solaire. En dépit de tout, il admirait cet homme. Et maintenant, il se pouvait qu’il soit destitué, ou emprisonné, ou assassiné. La révolution…
« Si, je l’ai vu à votre première réaction. Et celle de votre jolie Sensitive. Je le retrouverai, vous savez, Laslo. »
Elle attira de nouveau son attention. Il la regarda attentivement. Elle y croyait. Qu’elle retrouverait Tom Capelo, et que son Laslo serait avec lui. La pitié envahit Kaufman.
Elle lui évita de parler en ajoutant : « En attendant, bien entendu, si votre petite Amanda est toujours à Lowell City, cela n’ira pas très bien pour elle. Ni pour le reste de la population. Essa, qu’est-ce qu’il y a encore ? »
Humblement, la jeune autochtone tendit à Magdalena le bol qui brillait d’une façon aveuglante. Elle dit quelque chose en mondien, que ni Kaufman ni Magdalena ne comprirent. « Quoi ? » demanda celle-ci d’un air irrité.
« Elle demande dans combien de temps vous allez l’emmener vers les autres mondes dans le bateau volant en métal, dit la voix de Marbet, derrière lui. Elle dit que vous le lui avez promis, par l’intermédiaire d’Enli.
— Oh, bientôt. »
Kaufman se retourna pour regarder Marbet, sur le seuil de la porte. Elle dit : « Lyle, Ann te demande », puis elle sortit. Kaufman la suivit. Elle le conduisit, non pas à la cabane d’Ann, mais à une autre, qui ne contenait qu’une petite table, deux coussins de sol tout à fait ordinaires et une paillasse enroulée.
« C’est là que nous allons habiter. Lyle, il ne faut pas te fier à ce que Magdalena te raconte.
— Combien de temps es-tu restée là ? As-tu écouté ce cube de données ?
— Oui. » Elle lui fit signe de s’asseoir sur l’un des coussins, et prit l’autre. « Ça, c’est vrai. Elle cherche son fils et croit sincèrement qu’il est vivant, ainsi que Tom.
— Il n’est pas vivant.
— Je sais.
— Tu ne l’avais jamais rencontrée auparavant ?
— Non, jamais.
— Que peux-tu me dire d’autre sur elle maintenant ? »
Marbet resta longtemps silencieuse. Pour finir, elle dit : « Je savais déjà quelque chose sur elle. On ne peut pas faire travailler une Sensitive dans des négociations sans que, tôt ou tard, elle tombe sur l’une des compagnies commerciales de Magdalena. Lors de ma préparation aux transactions avec ces gens, on m’a montré des holos d’elle, et révélé ce que l’on sait de son histoire. Tu es au courant ?
— Non.
— Elle est née à Atlanta, sur Terre. Sa mère était probablement une prostituée. Ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que la mère, ou quelqu’un d’autre, a abandonné le bébé dans une boîte, devant une clinique du gouvernement, à Plumbob, le pire quartier de la ville. Même les flics ne veulent pas y aller.
— Continue, dit Kaufman.
— Le bébé a été adopté par une infirmière de la clinique, Catalune Damroscher, qui était ou est devenue une droguée. Elle a appelé l’enfant “May”. Peut-être qu’au début, Catalune Damroscher voulait être une bonne mère, mais elle a horriblement maltraité May. Nous avons des rapports de dix différents centres médico-sociaux disant que l’enfant avait été battue, brûlée, qu’elle avait reçu des coups de pied. May n’a pas pu parler avant l’âge de quatre ans.
« À six, elle a disparu de tous les fichiers. L’année d’après, Catalune est morte d’une overdose. Personne ne sait où May est allée et où elle a vécu entre six et seize ans.
— Je vois », dit Kaufman, qui ne voyait pas du tout. Comment une petite fille de six ans pouvait-elle vivre à Plumbob ?
« May reparut en 2125 sur les plages privées de la Caroline du Nord. Ces endroits sont très sévèrement gardés mais, on ne sait comment, elle s’y introduisit et devint, pendant trois ou quatre ans, la maîtresse d’un richard appelé Domingo Dalton. Elle est mentionnée dans de vieilles bases de données des échos de la presse, des trucs comme ça. Elle passa de Dalton à Evan Kilhane, le producteur de films pornos, ou peut-être y eut-il d’autres hommes. Kilhane la baptisa Magdalena et la lança. Tu connais probablement le reste, au moins dans ses grandes lignes.
— Oui. » L’enfance malheureuse de Magdalena l’avait remué. « Mais je ne savais pas qu’elle avait un fils.
— De Bellington Wace Arnold. Illégitime. Lyle, si tu continues à avoir cet air, je vais te gifler.
— Quel air ? » Une erreur, il n’aurait pas dû poser la question.
« Celle d’un homme qui va pleurer sur un chaton blessé. Écoute-moi. Magdalena est dangereuse. Elle n’a pas fait modifier génétiquement son fils parce qu’elle est si arrogante qu’elle croit que tout enfant à elle sera merveilleux sans aucune aide artificielle. En même temps, elle est furieuse, intérieurement, contre les gènes pervers de cette beauté qui a ruiné sa vie.
— Tout ceci est dans les rapports officiels ? demanda-t-il, sceptique.
— Bien sûr que non, répliqua-t-elle d’un ton sec. Je l’ai lu dans chaque ligne de sa personne tandis qu’elle écoutait ce cube de données. Ce qu’est Laslo la rend furieuse. Elle a aussi concentré sur lui tous ses désirs inassouvis, toutes ses impulsions déniées. Je parie qu’elle n’a jamais connu de véritable orgasme. »
C’était trop. Kaufman se leva, s’étira, jouant la nonchalance.
« Ne fais pas semblant, Lyle, cela ne marche pas avec moi. Tu es aussi indifférent face à elle qu’un ours devant du miel. Elle a détruit tout le potentiel que son fils aurait pu avoir en le contrôlant, en l’excusant, en l’étouffant. Il la détestait et l’adorait, et ils se disputaient probablement tout le temps.
— Tu ne crois pas que c’est tirer un peu trop de conclusions d’une rencontre aussi courte ? Même pour quelqu’un comme toi ? »
Marbet le regarda fixement. Plus elle le contemplait, plus Kaufman devenait mal à l’aise. Elle pouvait voir tant de choses !
Pour finir, elle se détourna en disant par-dessus son épaule : « Il faut faire venir nos affaires du vaisseau. Lyle, ne laisse pas May Damroscher te berner. C’est une personne rongée par le désir et tu ne fais pas le poids. »